Argument

Je pouvais me rappeler, comme une navigation enivrante, ce mouvement qui m’avait poussé vers un but, vers une terre que je ne connaissais pas et que je ne cherchais pas à atteindre, et qu’il n’y eût en définitive ni terre ni but, je ne m’en plaignais pas, car, entre temps et par ce mouvement même, j’avais perdu le souvenir de la terre, je l’avais perdu, mais j’avais aussi gagné la possibilité d’aller au hasard, bien que, justement, livré à ce hasard, il me fallût renoncer à l’espoir de m’arrêter jamais.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, 1953 

L’on pense communément qu’une œuvre conserve, en son centre, un mystère. Beaucoup en ont cherché la clef, espérant révéler ce qu’il cèle et qui, sans doute, nous attire en nous. Les approches se sont multipliées, sans jamais s’épuiser, bien opportunément, puisque c’est dans l’approche renouvelée que se manifeste le mystère, dans l’impression de toucher de loin, d’échouer à saisir.

Il ne faut pas faire trop grand cas du mystère de l’art : notre tâtonnement ne semble, à bien des égards, que le reflet de ce qui est à l’œuvre dans l’œuvre. Car si l’on peut lui pressentir un propos, il est faux de dire qu’elle le « tient » : sa voix se perd dans des échos infidèles, dans un en-deçà de la parole. Incommode, donc, de fonder sur elle un discours défini, encore plus difficile de la faire discourir, sauf à accepter de la faire toujours mentir un peu.

Faute de savoir mieux dire, il est devenu commun d’en appeler à l’interrogation : l’œuvre, qui ne sait parler, fait parler. Elle « interroge », elle « questionne » : elle attend une réponse, et appelle une responsabilité. Voilà le spectateur engagé. Bien sûr, avancer qu’une œuvre pose des questions, c’est peu dire : c’est le propre d’un mystère, aussi inconséquent soit-il. Toutefois, on perçoit la visée de cette affirmation, qui est d’encourager la personne qui regarde l’œuvre à la dépasser, à former un discours, à participer à ce que l’on nomme une culture.

En cela, il est soutenu par toute une institutionnalisation de la parole accompagnante, par ces projets que l’on nomme, comme de juste, « pédagogiques », puisqu’ils visent à remplacer les balbutiements par des paroles, les incertitudes par des faits. On parle de transmission, mais l’on omet de dire que, depuis longtemps, les passeurs n’ont plus voix au chapitre, qu’il vaut mieux compter aujourd’hui sur les antennes-relais, mots qui, incidemment, semblent décrire assez justement les institutions artistiques.

Cette parole éducative s’exprime dans un langage ad hoc, un jargon fonctionnel, mélange de discours critique, universitaire, et journalistique, qui parvient, par leur croisement, à éliminer à la fois la fonction et l’essence de ces trois types d’énonciations, leur substituant un signe : la présence de l’institution. Ce discours apparaît, dans ses plus basses réussites, comme un équivalent de la novlangue inculquée dans les écoles de commerce, dont le caractère composite et le vide désubjectivant manifeste avec force la roue du marché.

Cependant, l’œuvre est irrémédiablement là. Elle garde une part de silence, même dans ses cris. Face à elle, celui qui se tait aussi fait l’expérience, somme toute assez banale, d’une énigme. Reste donc le tâton – geste errant, jamais assuré de prendre appui, qui compose avec l’erreur et l’échec, l’incertitude et le mensonge – et la possibilité entrevue d’une parole qui, sans jamais prétendre répondre à cette incertitude, lui donnera voix, la suivra dans ses hésitations, à travers les méandres et les ruptures de l’écrit.

Cet argument a été initialement publié dans le numéro 1 de La suivante